En visite officielle au Comptoir suisse à Lausanne, la conseillère fédérale Doris Leuthard a tenu un discours dont le contenu est très intéressant à analyser : il met en lumière certaines valeurs du travail en Suisse, et donne des indications sur le sens du vent quant aux relations entre la Suisse et l’Union européenne.
Petits extraits commentés :
« Pour un philosophe, le commerce se définit comme un échange de marchandises ET un pourvoyeur de prospérité et d’emploi. Et ceci, dans une optique d’ouverture d’esprit et d’amélioration des conditions de vie. »
Le travail n’est pas une fin en soi : il profite à la collectivité. Cette valeur « collective » est une des valeurs fortes de la Suisse.
« Mais à quoi devons-nous aujourd’hui, en tant que peuple et pays, d’être parvenus là où nous en sommes ? Au fait que contrairement à ce que l’on nous reproche, nous n’avons pas vécu en autarcie mais sommes toujours restés ouverts et curieux face aux étrangers.
– Sans Gallus , il n’y aurait aujourd’hui ni abbaye ni canton de St-Gall.
– Sans les Huguenots , il n’y aurait pas d’industrie horlogère.
– Henri Nestlé , le pharmacien de Francfort, a exporté le « Swissness » depuis Vevey vers le monde entier.
– Enfin, Albert Einstein laisse aujourd’hui encore des traces au CERN à Genève et le footballeur Hakan Yakin sur les pelouses suisses. »
Références plutôt intéressantes je trouve, même si mettre au même niveau Albert Einstein et Hakan Yakin me surprend tout de même un peu 😉 Effectivement, la Suisse est fière de ses réussites, et il y a tout de même de quoi. Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, le pays n’a pas toujours connu la prospérité, et les suisses ont dû très tôt dans leur histoire exploiter au maximum les ressources qu’ils avaient… Et comme le pays n’avait aucune richesse minière, il a fallu être malin.
« Toutes ces personnes ont contribué, par leur grande ouverture d’esprit, à faire de la Suisse l’un des pays les plus innovants au monde . Elles ont attisé notre curiosité et nous ont motivé. C’est ainsi que nous avons investi dans la formation et dans la recherche. Nos collaborateurs sont bien formés et très motivés.
Nous avons mis en place d’excellentes infrastructures. Nos clients bénéficient de conditions d’approvisionnement en énergie, en eau et de liaisons ferroviaires exceptionnelles et peuvent s’appuyer sur des institutions politiques et financières offrant une grande stabilité. »
Vous avez ici, résumé en 3 paragraphes, l’argumentaire avancé par les promotions économiques suisses lorsqu’elles démarchent les entreprises étrangères qui veulent s’implanter en Suisse.
La fomation et la motivation des employés suisses, c’est une référence à la stabilité (il y a peu de grèves en Suisse) et à la qualité de la main d’oeuvre.
Des institutions politiques et financières stables, c’est également un des arguments majeurs avancés par la Suisse à l’extérieur. Et objectivement, c’est plutôt vrai, surtout pour les institutions politiques, où l’approche consensuelle du Conseil fédéral évite que le pays ne soit pris de schizophrénie à chaque changement de gouvernement, comme on peut le voir en France par exemple.
« Nous avons travaillé dur pour devenir une puissance économique moyenne. Malgré sa petitesse géographique, la Suisse est un acteur important sur le marché mondial. Les entreprises suisses emploient 2,2 millions de personnes à l’étranger. »
Les Suisses n’aiment pas qu’on dise de leur pays qu’il est petit, mais lorsqu’on met de tels chiffres à côté, ce n’est plus la même histoire…
« Toutes ces raisons font que de grandes entreprises suisses tiennent à rester en Suisse et que des entreprises étrangères de renom choisissent de s’y implanter. Toutes ces raisons font que nous sommes l’un des pays les plus compétitifs au monde. »
Et oui, c’est bien vrai : selon le World Economic Forum, la Suisse est en 2ème position des pays les plus compétitifs.
« Sur le marché intérieur, […] de nombreux secteurs ont encore besoin d’être réformés. En révisant la loi sur les entraves techniques au commerce, j’entends éliminer les prescriptions techniques inutiles et introduire le principe « Cassis de Dijon ». Nous gagnerons ainsi en pouvoir d’achat. »
Le principe du « Cassis de Dijon », c’est un peu l’arlésienne : la Suisse est un îlot de cherté, et certaines mesures protectionnistes de son marché intérieur ne facilitent pas l’importation de certains biens européens sur le marché suisse, ce qui de fait limite la concurrence intérieure, ce qui contribue aux prix élevés en Suisse. La conseillère fédérale lance un pavé dans la marre, car nombreuses sont les entreprises suisses qui font du lobbying pour que ce projet n’aboutisse pas.
Et je vous ai gardé le meilleur pour la fin :
« Nous devons résolument poursuivre dans la voie bilatérale avec l’UE. Concrètement, avec la reconduction et l’extension de la libre circulation des personnes, mais aussi en ouvrant le marché dans le secteur agroalimentaire. Grâce à la libre circulation des personnes, nos entreprises peuvent exploiter pleinement leur potentiel de croissance. Elles n’ont pas dû – comme ce fut le cas lors de précédentes phases de croissance – renoncer à développer leur production par manque de main-d’oeuvre en Suisse. Au contraire ! Ces deux dernières années, quelque 180 000 emplois ont été créés et nous avons pu tirer pleinement profit de la conjoncture favorable grâce aux meilleures possibilités de recrutement. De plus, la peur de l’autre était exagérée et sans fondement : il n’y a eu ni dumping salarial ni tourisme social. »
Alors là, Doris Leuthard fait très fort : le maintien des accords bilatéraux a été longuement discuté, et la date d’expiration du délai référendaire est fixée au 2 octobre 2008. Il ne devrait pas y avoir de problème sur sujet. D’ailleurs, si vous êtes un lecteur fidèle, vous l’auriez su avant, je l’avais annoncé au début de l’année 😉
La conseillère fédérale met en avant les arguments irréfutables de l’apport des travailleurs étrangers à la croissance économique du pays : sans étrangers, pas de croissance pour la Suisse ! C’est en substance ce qu’elle dit, et ce que les institutions suisses répètent depuis plusieurs années déjà.
Par contre, l’ouverture du marché agricole n’est, à mon sens, pas acquise, et il va y avoir des grincements de dents. Le sujet est très chaud.
On continue, encore plus fort :
« Nous voulons donner à nos entreprises un accès aisé et sans discrimination à l’économie mondiale. Malheureusement, cet objectif est retardé par les atermoiements du cycle de Doha. Mais il y a plus grave : je constate une tendance perverse. Celle du « retour au protectionnisme national » où l’on se recroqueville sur soi-même et cloisonne ses propres marchés. C’est gravissime. »
Alors là chapeau ! Venant d’un conseiller fédéral, ces mots pèsent lourds : il est très rare qu’un tel ton soit employé, et que des mots comme « gravissime » soient employés. Le message est clair : la Suisse devra s’ouvrir si elle veut bénéficier de l’économie mondiale…
Mais je garde le meilleur pour la fin :
« Mesdames et Messieurs, pourquoi la Suisse s’en tire-t-elle aussi bien ?
Parce que nous agissons à la manière des philosophes.
Nous menons une politique qui cherche à améliorer les conditions de vie dans leur ensemble, sans chercher à influer brutalement sur la conjoncture ni à remettre en cause la liberté économique. »
Difficile de mieux résumer l’approche de la Suisse. C’est simplement parfait. Maintenant, en tant que Français, nous avons du souci à nous faire car nos politiques s’emploient à faire exactement le contraire…
Lire le discours intégral.
Alors, qu’en pensez-vous ? Intéressant, non ?